Marc BOTZUNG nous parle de la Mauritanie.
Bâtisseur de paix ? Mon expérience missionnaire en Mauritanie
Je suis arrivé en République Islamique de Mauritanie en septembre 1997 et j’ai quitté ce pays en juillet 2008, soit onze années vécues dans ce pays de l’Ouest du Sahara. J’y suis arrivé avec une expérience antérieure en Algérie, une expérience d’avant la guerre civile des années 90, mais qui m’avait rendu attentif à l’expérience de l’Eglise là-bas et à son choix d’être volontairement présente sur les lieux de fracture, ces lieux d’opposition entre les hommes au nom de réalités qui sont : la langue, la religion, les choix politiques, la nationalité. Autant de réalités qui sont rapidement envisagées comme sources quasi naturelles de violences.
Pourquoi cette différence devrait-elle être naturellement, systématiquement, source de violence ? Si c’était le cas, il est clair que comme missionnaire appelé à vivre une bonne partie de ma vie à l’étranger je serai, naturellement, un être dangereux, une source potentielle de violence. D’où une première conviction : bâtir la paix ne peut être pour moi une simple option dans ma vie missionnaire. Bâtir la paix entre les hommes touche au cœur de la mission de l’homme religieux que j’essaye d’être. Si je ne contribue pas à faire avancer la paix, je ne peux pas être une bénédiction pour celui qui m’accueille chez lui.
En Algérie j’ai vu la mise en place des raisons d’un conflit; en Mauritanie, j’ai été confronté à des situations d’après conflits où les blessures étaient souvent encore vives. Le pays, de même que l’Eglise, essayait en effet de se remettre des » années noires » traversées moins de dix ans auparavant.
Durant les sept premières années de mon ministère (1997-2004) j’ai eu des responsabilités en paroisse : vicaire puis curé à Nouakchott, plus tard présence comme curé à Nouadhibou durant quelques mois. J’y ai retrouvé une communauté chrétienne ultra-minoritaire, composée exclusivement d’étrangers, dans un pays musulman de longue date, fier de son histoire et de sa ferveur religieuse au point de refouler toute autre réalité religieuse que l’islam. La loi et la Constitution interdisent par exemple toute sortie de l’islam aux citoyens du pays.
L’étranger est forcément étrange. Ce fait est universel et c’est bien la manière dont les chrétiens sont perçus en Mauritanie, pays dont ils ne partagent ni la foi, ni la nationalité, ni la langue, ni la culture, ni l’histoire! J’ai donc logiquement découvert une communauté minoritaire et tentée par le repli sur elle-même, mais aussi une communauté encore marquée par des traumatismes récents. En 1989, soit huit ans avant mon arrivée, en quelques semaines, les massacres réciproques entre Sénégalais et Mauritaniens avaient entraîné le retour forcé de l’autre côté du fleuve d’environ 70 à 80 % des Chrétiens vivants en Mauritanie. Communauté traumatisée aussi par l’attaque subie par René Prévôt et Paul Grasser, nos confrères spiritains, à l’intérieur de la cathédrale de Nouakchott en octobre 1993. Suite à quoi 6 curés se succédèrent à Nouakchott en 7 ans… Comparé à mes prédécesseurs, mon temps de responsabilité ne fut guère émaillée d’incidents, je peux en rendre grâce aujourd’hui. J’ai eu la joie de pouvoir durer un peu, de prendre le temps de découvrir, d’entrer dans une logique d’apprivoisement mutuel, d’apprendre une langue nouvelle, le wolof, parce que c’était la langue de communication de beaucoup des » petits » de la paroisse, de m’investir dans des relations et dans des visites – nombreuses – des familles. Finalement je crois aussi avoir guidé la communauté qui m’était confiée.
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Quels rapports cela a-t-il avec bâtir la paix ? Après un conflit, comme après des traumatismes, travailler à la paix c’est soigner les mémoires, proposer des rencontres et poser des ponts. J’en donnerai 3 exemples:
- L’attaque de Paul et de René avait replié la communauté sur elle-même dans un souci de sécurité. Quelques années plus tard il devenait urgent de rouvrir les portes aux autres et de proposer des lieux de rencontre. La plus belle réussite me semble avoir été la remise en place d’une kermesse paroissiale, ouverte à tous, chrétiens ou musulmans, étrangers ou mauritaniens. Le redémarrage fut modeste, mais à présent c’est un rendez-vous attendu d’une année sur l’autre. Ou comment la peur cède sa place au rire !
- Au bout de quelques années de présence il m’a semblé que des demandes se faisaient jour pour réfléchir davantage la relation des paroissiens envers les musulmans et l’islam, quotidiennement rencontrés et largement ignorés. Nous avons donc débuté un groupe appelé pompeusement « groupe de dialogue islamo-chrétien » où j’ai insisté pour qu’il n’y ait pas en ses débuts de musulmans ! Nous avons pris le temps de parler d’abord entre nous: parler de nos peurs, de nos soi-disant connaissances, des profondes ignorances, de rancoeurs, mais aussi de l’enseignement de l’Eglise quant à sa mission et au dialogue inter-religieux. Ce groupe continue son chemin et évolue d’années en années. Aujourd’hui il est capable d’accueillir des témoignages de musulmans en son sein. Sans peur, ni animosité. Evidemment cela ne manque pas d’interpeller ces intervenants eux-mêmes sur leurs craintes ou leurs attitudes à notre égard. Construire la paix, c’est toujours changer son regard sur l’autre.
- Jusqu’à aujourd’hui il n’y a probablement pas 20 catholiques, sur des centaines (et en mettant de côté les chrétiens libanais), capables de parler la langue majoritaire du pays, l’arabe, que ce soit sous sa forme officielle ou en tant que dialecte. Ouvrir des chemins de dialogue passe alors aussi tout simplement par apprendre la langue de l’autre. Voilà pourquoi nous avons systématiquement organisé, pendant 10 ans, des cours de langue dans la paroisse et pour le diocèse. Bâtir la paix passe toujours par une parole partagée.
Les quatre dernières années furent très différentes des premières, puisqu’il me fut enfin permis d’aller vivre à l’intérieur du pays, dans une oasis, au contact quasi exclusif des habitants du pays. C’est probablement ma place ! J’y ai retrouvé ce que j’avais découvert peu à peu des blessures des habitants du pays. Des blessures encore fraîches, puisqu’en 1990 et 91, une partie de la communauté nationale, la communauté dite haalpularen, fut mise à l’écart de tout poste de responsabilité et de pouvoir de manière brutale et systématique. 504 militaires ou membres des services armés furent exécutés, des centaines d’autres furent torturés, environ 80.000 personnes durent partir en exil dans les pays limitrophes, laissant leurs terres et la plus grande part de leurs biens. Dans cette affaire il n’est pas nécessaire d’évoquer des arguments religieux, puisque tous pratiquent le même islam. Non, idéologie, intérêts partisans et politique ont suffi à justifier l’irréparable. Le régime politique sous lequel j’ai ainsi vécu une bonne part de ma période mauritanienne, en clair jusqu’en 2005, était pieds et poings liés à cet usage de la violence, ce qui eut pour conséquence l’interdiction d’aborder le sujet sous peine d’être taxé de menteur ou d’ennemi de la nation. Or le poids du silence empêche de guérir.
Comment dans ce contexte faire œuvre de paix, alors que l’on n’est soi-même qu’un hôte ? Il y a pourtant des choses à faire, en voici quelques unes :
- Savoir rester à une place modeste. Apprivoiser et se laisser apprivoiser demande de beaucoup écouter et de parler peu. Eviter d’être trop vite un donneur de leçons !
- Pour avancer sur le chemin de la réconciliation il est nécessaire d’avoir non seulement des connaissances, je parle ici de personnes que l’on connaît, mais vraiment des amis dans les deux camps.
- Ceci n’est possible que si j’apprends la langue des deux camps. Sur ce point, ma formation m’avait donné un ancrage dans les réalités arabes, quant au côté plus africain, je l’ai découvert par le travail paroissial à Nouakchott et en parcourant quelques pays de la sous-région. Je ne parle pas pulaar, mais l’usage du wolof, autre langue africaine, a pu me servir de laisser-passer.
- Après le traumatisme de l’injustice ou de massacres ethniques, il me semble que les mémoires ne sont pas engagées de la même manière de part et d’autre. Très clairement, le dominant a tendance à négliger ces moments voire même à les oublier; le persécuté, le dépossédé ou le torturé ont eux une mémoire vive jusque dans l’histoire de leur famille ou jusque dans leur propre chair. Travailler à la réconciliation demande d’écouter ces cris souvent étouffés. Non pas d’abord pour crier vengeance, mais avant tout pour faire la vérité. Parce que le mensonge de la dénégation prend facilement le relais de la violence meurtrière. Evidemment nous sommes là dans un sujet sensible, car qui dit blessure, dit aussi coupable… ce qui revient à remettre en cause un ordre établi. Est-ce le rôle d’un hôte d’aller jusque là ?
- Vous l’aurez compris le ‘faire la vérité’ dont je viens de parler demande l’écoute des personnes, les personnes des deux camps. Cela demande plus encore, quelque chose comme un travail de recherche sur la logique des cultures en présence et sur l’histoire même d’un pays. Ce travail est long, mais il finit par inspirer du respect. Parce qu’on commence à faire partie des meubles, parce qu’on ne peut plus nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Mais à condition de rester à sa place, pas celle d’un donneur de leçon, ni celle d’un homme partisan des uns contre les autres. Juste la place d’un hôte qui veut être homme de Dieu et homme de paix.
- Le détour par la culture, la réflexion, l’étude peuvent également être des sources d’échanges et de redécouvertes mutuelles. J’ai eu la joie dans le cadre de la bibliothèque d’Atar de participer à quelques uns de ces débats sur les richesses culturelles en présence ou encore à participer à une mémorable séance de réflexion sur la question de l’identité à partir du magnifique livre d’Amin Maalouf au titre si évocateur : Les identités meurtrières.
En résumé, mon expérience de bâtisseur de paix, si on peut parler ainsi, n’est pas spectaculaire, mais elle est modeste et variée. Je reste également convaincu que ce travail fait partie de l’essentiel de notre vocation missionnaire. Dieu n’est pas du genre violent ! Ainsi, puisque tout conflit se nourrit à des racines profondes et entraîne des blessures à long terme, c’est finalement dans presque chaque rencontre que se joue ma possible contribution à la paix. Suis-je maître de moi-même et de mes réactions ? Suis-je capable de désamorcer les germes de violence en moi et dans les autres avant qu’il ne soit trop tard ? Suis-je capable de faire se parler ceux qui ne se parlent plus depuis longtemps ?
Juin 2009, Marc Botzung, cssp