(RV) Entretien – L’Eglise catholique vient d’avoir un nouveau docteur : lors d’une messe présidée par le Pape François en la basilique Saint-Pierre en mémoire des victimes des massacres des Arméniens en 1915, saint Grégoire de Narek sera officiellement proclamé comme le 36e docteur de l’Eglise reconnu par Rome. Il deviendra ainsi le second à provenir d’une Eglise orientale après Ephrem le Syrien, élevé au doctorat en 1920 par Benoît XV.
Saint Grégoire de Narek, moine mystique arménien du Xème siècle, est connu pour son recueil de prières de près de 20 000 vers, fréquemment utilisé dans la liturgie arménienne.
Cette annonce arrive alors qu’est commémoré cette année le centenaire du massacre arménien par les Turcs, le 24 avril 1915. Cette question ultra-sensible complique les rapports entre Ankara et la vingtaine de pays qui ont officiellement reconnu le génocide arménien.
Jean-Pierre Mahé, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, et traducteur des œuvres de saint Grégoire de Narek, revient avec Anne-Sophie Saint-Martin sur cette figure de l’Eglise arménienne
Saint Grégoire de Narek, c’est le plus grand poète et en même temps, le plus grand mystique et théologien de l’histoire de l’Arménie. Ça fait 1000 ans qu’il accompagne la vie religieuse des Arméniens. Il a été l’auteur le plus copié après l’Évangile. Il y avait pratiquement un Narek dans chaque Église du village qui était posé sur la Sainte Table, à côté de l’Écriture Sainte. On avait un Narek dans chaque maison. On le lisait au chevet du malade et dans toutes autres circonstances ou on en copiait les morceaux quand on partait en voyage. Certains pénitents recopiaient le Narek pour confesser leurs péchés. Bref, ça a été vraiment le guide spirituel des Arméniens pendant plus de 1000 ans et jusqu’à aujourd’hui, bien entendu.
Saint Grégoire de Narek est un saint très populaire ?
Très populaire et à qui on a attribué toute sorte de miracles. Et évidemment, quand le monastère de Narek a été détruit pendant la Première Guerre mondiale et qu’il y avait encore des Arméniens dans la région, il y avait des pèlerinages interminables vers ce monastère.
Aujourd’hui, quelle a été la réaction de la communauté arménienne à l’annonce du doctorat de Saint Grégoire de Narek ?
La réaction, ce n’est pas du tout une surprise parce qu’un saint d’une telle popularité ne peut être reconnu, à leurs yeux, que comme docteur de l’Église. Mais le fait important, c’est que la proclamation d’un nouveau docteur de l’Église, c’est un message qu’adresse le Saint Père et le Collège des cardinaux à la totalité des chrétiens de l’univers, du monde entier et également, du présent et du futur. C’est donc une grande joie pour tous les Arméniens parce que c’est un des leurs. C’est aussi une très grande joie pour les catholiques arméniens parce qu’ils sont tout à fait minoritaires, mais d’une certaine façon, le fait que le plus grand saint de leur nation soit accueilli ainsi parmi les trente-six docteurs de l’Église universelle, c’est une reconnaissance de leur communauté et de l’apport de la nation arménienne à la foi chrétienne. Naturellement, une telle proclamation n’aurait pas été possible si elle n’avait été portée par les défenseurs de ce doctorat. C’est le synode des évêques de l’Église arménienne catholique qui a souhaité promouvoir ce dossier de doctorat qui m’a, avec mon épouse, chargé de préparer une traduction parce que c’était absolument essentiel pour qu’on puisse apprécier l’œuvre de Saint Grégoire. C’est une longue chaîne de collaboration qui fait fête avec l’accord de toute une Église pendant quinze ans de travail pour arriver là.
Que représente cette annonce, et en particulièrement l’année lors de laquelle on va fêter le centenaire du massacre arménien ?
Ce centenaire du massacre arménien ou du « génocide » puisque c’est le terme qui a été reconnu par plusieurs États, c’est terrible parce que c’est quelque chose qui est actuel. J’allais dire que les Arméniens ont été définitivement exclus de leur patrie sauf un tout petit morceau, c’est par exemple le 10° ou 12° de leur pays qui n’a pu être envahi par les Turques et par les Ottomans qui est aujourd’hui l’Arménie indépendante. Mais tous les chrétiens du Proche-Orient qui étaient là bien avant l’Islam sont aujord’hui persécutés. Et donc, le fait de proclamer un des leurs, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est ni de tradition grecque ni de tradition latine mais qui est un oriental comme l’était l’autre docteur de l’Église orientale, Éphrem de Nisibe, me parait extrêmement important dans l’actualité. Évidemment, pour les Arméniens, c’est aussi une consécration des martyrs de leur nation parce que tous ces martyrs étaient des personnes qui lisaient et qui connaissaient par cœur de longs passages de Saint Grégoire de Narek et c’est là qu’ils ont puisé, en partie, la force de subir leur martyr.